vendredi 27 mars 2009

La couleur de l'argent

Il est des jours comme aujourd'hui où Ahmed Kelly se sent d'humeur prolifique mais ne trouve pas de sujet méritant son attention. Certaines personnes de la caste railleuse des critiques appellent cela "l'angoisse de la page blanche" ; maladie fort rare et très ciblée qui ne toucherait que les écrivains un peu court en inspiration. Mais vous qui connaissez Ahmed, vous savez très bien que ce n'est pas franchement le manque d'inspiration qui le retiendra car Ahmed Kelly n'a pas de problème d'inspiration, il n'a que des problèmes d'approvisionnement ou d'accessoires, et encore seulement lorsqu'il n'est pas chez lui.

Mais aujourd'hui, le fait est que si l'inspiration n'a pas quitté le chevet d'Ahmed elle a un peu de mal à se concentrer sur un sujet car, c'est bien connue, l'inspiration est atteinte d'hyperactivité. La faute à une alimentation trop sucrée et à beaucoup, beaucoup trop de temps passé devant des chaînes de télévision où la majorité des programmes ne dépassent pas la minute et vantent souvent sans subtilité aucune la qualité d'un produit de plus ou moins grande consommation. Oui, nous parlons bien de publicité, vous avez deviné, vous commencez à savoir lire entre les lignes qu'Ahmed trace le long du miroir de votre conscience.

Ahmed n'a rien à priori contre la télévision, il trouve que c'est un très bon moyen de se tenir au courant des nouveaux marchés en expansion et des filières porteuses sans avoir à surpayer une bande de branleurs en col blanc qui trace un tout autre genre de lignes sur des miroirs beaucoup plus concrets. Vous le savez, Ahmed n'aime pas qu'on se paye sa tête, et pourtant il ne se passe pas un jour sans qu'un quelconque cabinet de branleurs lui propose de faire à sa place et pour un prix exorbitant, quelque chose qu'Ahmed faisait naturellement, seul et plus efficacement. Ahmed a même vu au cour des années se créer des pseudo-métiers dans les cabinets ad-hoc pour rajouter tant que c'est encore faisable des intermédiaires là où une simple entaille dans le pouce suffisait il n'y a pas si longtemps. Et tout ça pour quels bénéfices ? Aucun, les choses sont moins bien faites, plus lentement et pour beaucoup plus d'argent.

Tenez, un exemple simple : il y a un an à peine, Ahmed dut se rendre dans la nouvelle Babylone pour rendre visite à son ami Kofi A. qui avait besoin d'un avis extérieur sur une transaction qu'il comptait réaliser. Ahmed Kelly en profita pour se rendre dans les bureaux qu'il avait fait monter dans la ville ; il avait engagé pour cela un homme de confiance, à l'intelligence brillante, forcément, mais au caractère mal trempé. Ahmed arrive donc au pied de l'immeuble sur lequel ses initiales brillent en lettres chamarrées, première erreur. Il entre et un concierge à l'uniforme trop peu conventionnel l'apostrophe et lui demande son identité et s'il est attendu, deuxième et troisième erreur. Elles méritent d'ailleurs une brève explication : les uniformes doivent être conventionnels car ils n'existent que pour diluer la personnalité de ceux qui les portent et Ahmed est toujours attendu. Ahmed poursuit son chemin sans même poser un regard sur l'employé ; il doit par contre enlever ses lunettes de soleil pour intimer de ce regard qu'il avait pu sauvegarder le silence et le respect aux agents de sécurité qui tentent de le retenir, quatrième erreur. Ahmed prend l'ascenseur, monte au dernier étage et sans hésiter une seule seconde se dirige vers son bureau. Et là stupeur, Ahmed hausse un sourcil, dans la pièce assis nonchalamment, l'un sur un coin du bureau, un autre les pieds sur la table, un troisième sur accoudoir, une bande de branleurs en col blanc discute manifestement des prochaines améliorations à apporter au bâtiment, vous perdez vous aussi le compte des erreurs. De mémoire de portier, on a jamais vu autant de monde se faire virer en même temps ; de mémoire de clodos, on a jamais vu autant de cols blancs arriver en même temps sous un pont ; de mémoire de poisson, on se souvient de rien mais il y a un truc mou et flasque avec beaucoup de béton en dessous qui est apparu devant la grotte il n'y a pas longtemps.

Bref, tout ça pour dire qu'Ahmed n'est pas surpris de voir le monde plonger dans la crise alors qu'on a passé des années à entasser dans des tours de verre des vers grouillants vert de cupidité et d'incompétence, de ce vert baveux qui colorent les glaires puants des putains glauques du port d'Amsterdam. On a fait croire à beaucoup d'enfants qu'il suffisait d'être malin et bon vendeur pour réussir plutôt qu'intelligent et impitoyable et beaucoup d'enfants souffrent maintenant de ce que les gens comme Ahmed en ont marre qu'on les prenne pour des buses.

Les profiteurs sont trainés dans la boue, les profités mangent de la boue et Ahmed est en colère. C'est un peu comme si un attaquant surpayé et aux chevilles en carton se retrouvait face à un hooligan turque avec un grizzli qui compte les points. Comme le pronostiquerait le vieil ami d'Ahmed Mister T. : "Ça va être une boucherie" !

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