lundi 22 juin 2009

Gentilhomme de fortune

«- "Te voilà bien loin de la mer, marin."
- "Si la mer abrite de nombreux trésors, les clés qui y mènent se trouvent plus volontiers à terre. Mais en quoi cela t'intéresse-t-il vieil homme ?"
Le vieil homme fit quelques pas de façon à ce que la lumière vacillante du chandelier éclaire son visage en partie caché par la capuche de sa bure décrépite.
- "Mais ... tu es aveugle ?!"
- "Bien observé, marin, tu sembles perspicace pour un homme de ton âge."
- "Comment sais tu que je suis marin ?"
Les yeux d'un blanc laiteux sourirent un instant malgré le vide qu'ils contemplent.
- "Tu as le mal de terre, marin, cela s'entend à ta démarche. Et tu sens ... la mer ..."
Le marin, piqué au vif, garda le silence ; le vieillard reprit :
- "Qu'est ce qui te fait croire que tu trouveras ce que tu cherches ici ? Je ne suis qu'un vieux moine et voilà bien longtemps que je ne me tiens plus au courant de ce qui se déroule dans la cité et dans le reste du monde."
- "Tu ne vois plus mais tu lis encore, vieil homme, tu sens ... l'encre et le papier moisi." répondit malicieusement le marin.
- "Un point pour toi, marin, suis moi"»

Il y a de nombreux points noirs dans l'ascendance d'Ahmed ; tous les membres de la famille ne peuvent pas se vanter de connaître leur père et le nombre de ceux qui ne connaissent pas leurs fils dépasse de loin le premier. Pourtant, la Fortune choisit parfois un des membres de la famille pour le conduire sur les pas de ses ancêtres. Et c'est ainsi qu'Ahmed découvrit dans une bibliothèque d'un gai marais, où un étrange partenaire commercial lui avait donné rendez vous, dans la poche d'un moine qui vint s'évanouir à ses pieds (comme quoi on peut consacrer sa vie à dieu et rester un rustre malappris), un carnet qui commençait par ces mots. Et c'est ainsi qu'Ahmed ajouta une étoile à ses galons : de vulgaire trafiquant et vague pirate, il devint Gentilhomme de fortune.

De bien grands mots pour peu de choses, direz vous. Et bien vous avez tord, et c'est une attitude comme la votre qui plonge le monde dans le chaos. Vous allez répliquer que ce n'est pas vous qui vendez des armes aux quatre coins du monde, qui avilissez la jeunesse et la haute société des pays occidentaux avec des drogues bons marchés ; que ce n'est pas vous qui extorquez de l'argent à d'honnêtes commerçants grâce à une armée de gros bras et qui abattez sommairement vos collaborateurs pour la plus petite suspicion et enfin que ce n'est pas vous qui iriez faire les poches d'un moine quand bien même il se serait évanoui à vos pieds.

Peut être, pourtant Ahmed, lui, suit un code et une morale qui peuvent sembler barbare pour le commun des mortels mais qui empêchent le monde de tomber dans la plus complète anarchie.

D'abord Ahmed ne vend pas d'armes à n'importe qui : toujours aux opprimés et aux révoltés et toujours au même prix, jamais aux oppresseurs et aux tyrans (ou alors uniquement à des prix irraisonnés et dans des endroits où ils n'en feront pas grand usage. Ahmed garde le beurre, l'argent qui va avec, enlève la crémière et pisse à la raie du crémier).
Ahmed ne vend pas de la drogue bon marché, Ahmed a de très bonnes amies, les meilleures et les plus pures qui existent et, en grand mécène, il sait les partager avec ceux à qui la vie n'a pas donné beaucoup d'autres choix ; et ne vous plaigniez pas, les amies d'Ahmed sont les muses de la plupart des artistes qui se tuent la santé pour vous permettre de soigner vos rétines et vos tympans endoloris pas tout ce que vous subissez au quotidien.
Ahmed n'extorque pas, il protège. C'est subtil mais différent. Et plus que tout, il moyenne. Ceux qui reçoivent la visite des gros bras d'Ahmed sont les boulangers qui coupent leurs farines à la poussière, les épiciers qui trafiquent les dates de péremption, les grandes surfaces qui pratiquent des marges criminelles, les dealers qui coupent leurs marchandises, les garagistes qui bidouillent votre mécanique, les armuriers qui grippent vos gâchettes ou les taxis qui vous baladent. Ahmed Kelly c'est Robin des bois avec plus de couilles et moins de collant de tapette.
Enfin Ahmed Kelly exige de ses collaborateurs une fidélité infaillible fondée sur la force, l'honneur et la confiance. Celui qui fait fie de ces préceptes s'expose au feu vengeur. Ahmed ne s'embarrasse pas de girouettes et il veut suivre le vent sans avoir à regarder derrière son épaule. Ceux qui le suivent sont prévenus, ils savent les risques qu'ils prennent.

Quant à ce moine, il faut savoir suivre la Fortune quand vous la croisez. Là où vous voyez un oiseau traverser le ciel, Ahmed voit une direction ; ce que vous prenez pour une vulgaire dégradation de bien public est pour Ahmed un signe ou une balise ; Ahmed suit ses pressentiments car il a appris à les écouter et, ainsi, il navigue sans encombre sur les flots de la Providence tandis que vous halez difficilement votre barque depuis les rivages boueux de la fatalité.

Bref, Ahmed vola bien le carnet dans les poches du moine évanoui mais en vrai gentilhomme de fortune, une fois le trésor obtenu il fit un don substantiel aux bonnes oeuvre de la paroisse ; il faut être reconnaissant avec la fortune. Et il en apprit plus sur sa famille en volant ce carnet qu'en passant ses parents au penthotal.

Aucun commentaire: